Qu’est-ce qu’être neutre ? Le port du voile dans le service public à l’épreuve de la CJUE

Par une ordonnance du 24 février 2022, le Président du Tribunal du travail de Liège a interrogé la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) sur une affaire opposant la Commune d’Ans à une employée communale, OP (affaire C-148/22).

C’est la première fois que la CJUE sera amenée à se prononcer (au plus tard à l’automne) sur une interdiction d’arborer des signes religieux sur le lieu de travail au sein d’un employeur public.

(i) Les faits de la cause

En substance, OP réclame de porter le voile durant son travail.

La Commune a répondu à cette demande en indiquant que, si aucune règle écrite ne règle la question en son sein, il existerait toutefois une règle implicite suivant laquelle les agents de la Commune s’abstiennent d’arborer des signes religieux au travail. La Commune a donc refusé la demande de OP, et a modifié son règlement de travail dans la foulée en y incorporant l’interdiction pour tout travailleur communal « d’arborer tout signe ostensible qui puisse révéler son appartenance idéologique ou philosophique ou ses convictions politiques ou religieuses« .

Cette modification du règlement est motivée par la Commune sur base de la neutralité du service public, qu’elle estime contenue dans les articles 10 et 11 de la Constitution, dans le principe d’impartialité et dans le principe de neutralité de l’état. Avec cette modification, la Commune entend promouvoir un « espace administratif intégralement neutre« , faisant le choix de la neutralité exclusive, qui (en simplifiant) refuse toute manifestation d’une quelconque conviction, par opposition à la neutralité inclusive, qui permet toute manifestation, sans distinction.

OP conteste cette interdiction (par le biais de nombreuses actions en justice dont le détail, ainsi que celui des faits de la cause, peut être retrouvé dans l’ordonnance du 24 février 2022 accessible ici : https://curia.europa.eu/juris/showPdf.jsf?text=&docid=258561&pageIndex=0&doclang=fr&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=6489819)

Elle fait en effet valoir que cette interdiction constitue une discrimination (directe ou indirecte) fondée sur le genre et sur la religion. (Malheureusement, l’ordonnance précitée ne contient pas l’argumentation des parties relative à la possible (in)existence d’une discrimination fondée sur le genre – ce qui empêchera l’avocat général de la CJUE d’examiner la question – et il sera donc seulement question du fondement de la religion ci-après).

Elle introduit donc une action en cessation sur base de l’article 20 de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination (qui est une transposition de la directive 2000/78 du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail) devant le Président du Tribunal du travail de Liège.

Ce dernier estime que l’interdiction constitue une discrimination indirecte sur base des deux critères cités. Une discrimination indirecte n’est pas, per se, prohibée. Elle est en effet susceptible d’être justifiée pour autant que la disposition opérant la distinction soit objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser ce but sont appropriés et nécessaires. Le président du Tribunal du Travail de Liège s’interroge sur la légitimité du but avancé par la Commune d’Ans (le respect de la neutralité) et sur les moyens mis en oeuvre à cet effet (un espace administratif totalement neutre, par le biais d’une interdiction totale) et interroge donc la CJUE de la manière suivante (comme indiqué, la discrimination sur base du genre ne sera pas examinée par la CJUE et la question y relative n’est donc pas reprise ici) :

« L’article 2, paragraphe 2, sous a) et sous b), de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail peut-il être interprété comme autorisant une administration publique à organiser un environnement administratif totalement neutre et partant à interdire le port de signes convictionnels à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public ?».

(ii) Les conclusions de l’avocat général de la CJUE

L’avocat général rappelle tout d’abord qu’en cette matière, les états membres disposent d’une marge d’appréciation très étendue quant à la place qu’ils accordent à la religion ou aux convictions, dès lors que ces questions peuvent toucher à l’identité nationale des états membres, protégée par l’article 4, §2, du Traité sur l’Union Européenne. Suivant l’avocat général, prévoir des restrictions à la liberté des agents du secteur public quant à la manifestation de convictions dans l’exercice de leurs fonctions peut donc relever de l’identité nationale.

Passant au fond, l’avocat général se penche d’abord sur la discrimination directe, et relève que la mesure en cause interdit tout signe religieux ostensible (c’est-à-dire visible) et pas uniquement les signes religieux ostentatoires, et qu’il semble donc bien qu’on soit en présence d’une discrimination indirecte (c’est-à-dire n’étant pas fondée directement sur un critère protégé, mais ayant pour effet d’entrainer un désavantage particulier pour les personnes protégées par la directive). L’avocat général émet toutefois une réserve : il appartient en effet au Président du Tribunal du travail de Liège de vérifier si dans les faits, la Commune applique véritablement la règle de la même manière à tous les agents qui manifestent leurs convictions. Or, relève l’avocat général, l’ordonnance du Président fait mention d’une « neutralité à géométrie variable dans l’espace et dans le temps, exclusive en ce qui concerne OP, et moins exclusive, ou plus inclusive, pour ses collègues d’autres convictions« . Si la disposition est donc en apparence neutre, sa mise en pratique semble moins l’être. Par conséquent, l’existence d’une discrimination directe n’est pas à exclure.

Quant à la discrimination indirecte, l’avocat général partage dans un premier temps l’analyse du Président du Tribunal du Travail de Liège. Si en effet la règle en cause est neutre, elle est toutefois susceptible de toucher plus particulièrement les personnes observant des préceptes religieux leur imposant une certaine tenue vestimentaire. Reste à examiner si cette règle est objectivement motivée par un but légitime, et si les moyens pour réaliser ce but sont nécessaires et appropriés.

L’avocat général estime à cet égard que mener une politique de neutralité est susceptible de constituer un motif légitime. Si ceci ne peut être rattaché, comme dans le secteur privé, à la liberté d’entreprise (voy. not. arrêt C-157/15 G4S, Secure Solutions ou Achbita du 14 mars 2017) reprise à l’article 16 de la charte des droits fondamentaux de l’UE, un fondement à cet objectif peut être trouvé dans la protection des droits et libertés d’autrui, qui implique entre autres le respect des convictions de tous, et le traitement égal des usagers du service public.

Sur la question de savoir si ce but légitime justifie objectivement la différence de traitement indirecte, l’avocat général rappelle qu’il appartient à l’employeur de démontrer un besoin véritable d’opérer ce traitement. Il relève à cet égard qu’en Belgique, des conceptions différentes de ce qu’est la neutralité coexistent, comme rappelé ci-avant, et que la Commune a fait le choix de la neutralité exclusive afin de mettre en place un espace administratif intégralement neutre, et qu’elle justifie ceci par l’existence d’un « besoin social impérieux« , sans plus élaborer. L’avocat général rappelle encore qu’il appartient au Président du Tribunal du travail de Liège d’apprécier si la Commune rapporte la preuve que ce choix répond à un besoin véritable, ce sous deux angles non-cumulatifs :

  • Le premier est juridique : existe-t-il une obligation légale de retenir le principe de neutralité sous son approche exclusive, plutôt qu’une autre ? La réponse est négative : le principe de neutralité de l’état, bien que constitutionnel, n’est inscrit dans la Constitution que concernant l’enseignement. Il n’est, en dehors de ce domaine, pas clairement défini, et n’impose donc pas en soi l’interdiction précitée.
  • Le second angle est factuel : existe-t-il des éléments factuels justifiant l’interdiction ? L’avocat général relève ici que plusieurs communes en Belgique (Gand et Malines par exemple) ont fait le choix de la neutralité inclusive, autorisant leurs agents à arborer des signes religieux, qu’ils soient ou non en contact avec le public. Ce n’est pas pour autant relève-t-il encore, que cette solution est transposable à la Commune d’Ans, où pourraient exister des raisons particulières d’imposer cette interdiction (tensions communautaires, prosélytisme, conflits entre agents…).

L’avocat général en vient à la question de savoir si, dans l’hypothèse où l’objectif légitime était objectivement justifié, les moyens de mise en oeuvre de cet objectif sont appropriés et nécessaires :

  • Il est indiscutable que le moyen mis en oeuvre (une interdiction totale) est approprié pour mettre en oeuvre la politique de neutralité exclusive. La même réserve que celle citée plus haut est toutefois répétée par l’avocat général : encore faut-il vérifier si cette interdiction est appliquée de la même manière à tous les agents.
  • Quant à la nécessité, et donc la question de savoir si la disposition en cause se limite au strict nécessaire, l’avocat général rappelle que l’interdiction s’applique à tous les agents, à tout moment, qu’ils soient ou non en contact avec le public, et que d’autres communes en Belgique autorisent le port de signes religieux.

L’avocat général en vient enfin aux possibilités de dérogations prévues dans la directive 2000/78. La première des possibles dérogations analysée par l’avocat général ne sera pas reprise ici.

La seconde possibilité est celle suivant laquelle la mesure discriminatoire constituerait une exigence professionnelle essentielle et déterminante. A suivre le gouvernement français, en effet, les agents du secteur public seraient astreints à une obligation de neutralité dont découlerait une telle exigence professionnelle et déterminante, consistant en l’interdiction de manifester ses convictions (en Belgique, cette justification par le biais de l’exigence professionnelle n’est valable que dans l’hypothèse d’une discrimination directe – art. 8 de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination).

L’avocat général rappelle que ce qui doit constituer une exigence essentielle n’est pas le motif sur lequel est fondé la différence de traitement, mais une caractéristique liée à ce motif. A son estime, tel est bien le cas en l’espèce dès lors que le port de signes susceptibles de révéler des convictions constitue une caractéristique liée à la religion.

Il rappelle encore que l’exigence professionnelle doit être objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité en cause. Il estime ici que tel n’est pas le cas, dès lors que le port du voile n’empêche pas OP de remplir ses fonctions.

En venant enfin à la question de savoir si l’objectif poursuivi est légitime et l’exigence proportionnée, l’avocat générale renvoie aux développements déjà consacrés à cet égard.

Il répond donc aux questions posées de la manière suivante :

« 1)      L’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail doit être interprété en ce sens que :

une disposition d’un règlement de travail d’une entité publique interdisant aux agents, dans le but d’organiser un environnement administratif totalement neutre, de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail ne constitue pas, à l’égard des agents qui entendent exercer leur liberté de religion et de conscience par le port visible d’un signe ou d’un vêtement à connotation religieuse, une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions, au sens de cette directive, dès lors que cette disposition est appliquée de manière générale et indifférenciée.


2)      L’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens que :


une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions découlant d’une disposition d’un règlement de travail d’une entité publique interdisant aux agents de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail est susceptible d’être justifiée par la volonté de cette entité d’organiser un environnement administratif totalement neutre, pour autant, en premier lieu, que cette volonté réponde à un besoin véritable de cette entité, qu’il incombe à cette dernière de démontrer, en deuxième lieu, que cette différence de traitement soit apte à assurer la bonne application de cette volonté, et, en troisième lieu, que cette interdiction soit
limitée au strict nécessaire.« 

Il reste maintenant à attendre l’arrêt de la CJUE (au plus tard à l’automne) sur la question. Si toutefois la CJUE suit l’avocat général, il y a fort à parier que le Président du Tribunal du travail de Liège déclare la disposition en cause contraire à la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination.

Nous publierons une analyse de l’arrêt dès qu’il sera rendu.