Motif grave et vie privée : important rappel de la Cour du Travail de Liège

« Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse ! et quelles peines ne s’éviterait-on point en y réfléchissant davantage ! » (C.DE LACLOS)

Les faits de la vie privée peuvent justifier un licenciement pour motif grave. Mais pas à n’importe quelles conditions, ce que nous rappelle la Cour du Travail de Liège dans un arrêt du 9 septembre 2022.

Les faits

Madame F.. est avocate, et emploie, depuis une 15aine d’années, Madame R. en qualité de secrétaire.

En juillet 2019, Madame F. convoque Madame R. à une audition, en présence d’un huissier, et fait état de ce que Madame R. entretient une relation amoureuse avec son ex-compagnon, dont elle est séparée depuis peu. Madame R. nie les faits, et Madame F. lui notifie verbalement son licenciement pour motif grave se prévalant du rapport d’un détective privé contraire aux déclarations de Madame R (rapport qu’elle ne soumet pas à Madame R.).

Deux jours plus tard, Madame F. notifie les motifs graves du congé par courrier recommandé. Elle se prévaut de la relation sentimentale entretenue par Madame R. avec son ancien compagnon, ainsi que de ses mensonges à l’occasion de l’audition pour invoquer une perte de confiance résultant d’une faute grave.

Madame R. introduit une procédure, contestant le motif grave, demandant donc notamment une indemnité compensatoire de préavis, et une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable.

En première instance, le premier juge donne raison à Madame R. quant à l’inexistence d’un motif grave, et la déboute pour le surplus. Madame F. interjette donc appel de ce jugement.

La décision de la Cour du travail de Liège

Dans un premier temps, la Cour du travail se demande si constitue un motif grave :

  1. L’entretien d’une relation avec l’ex-compagnon de son employeur, d’une part;
  2. Le fait de mentir à son employeur dans un second temps, d’autre part.

L’examen de ces deux questions porte sur le premier des trois éléments justifiant un motif grave (une faute (i) qui soit grave (ii) et qui rende immédiatement et définitivement impossible la poursuite de la collaboration professionnelle (iii)).

La faute reprochée à Madame R. relève de la vie privée.

La Cour du travail rappelle que les éléments relevant de cette catégorie peuvent être constitutifs d’un motif grave pour autant qu’ils soient donc gravement fautifs, mais encore qu’ils aient des répercussions dans la vie professionnelle. La Cour du travail considère à cet égard que l’entretien d’une relation avec l’ex-compagnon de son employeur, dont il n’est pas prouvé qu’elle a débuté avant la séparation, n’est pas fautif. La Cour du travail relève encore que cette relation n’a aucunement entamé le professionnalisme de Madame R..

Quant au fait de mentir à son employeur, la Cour du travail considère qu’un tel mensonge ne peut, dans les circonstances de l’espèce, être considéré comme gravement fautif ou même fautif. La Cour du travail pointe en effet les circonstances dans lesquelles le mensonge a été prononcé, à savoir une audition sans avertissement quelconque, en présence d’un huissier. Ces circonstances suivant la Cour du travail, sont impressionnantes et expliquent un mensonge par « désarroi » plutôt que dans le « but délibéré de tromper ».

Par ailleurs, la Cour du travail considère que Madame F. aurait dû donner l’occasion à Madame R., lors de l’audition, de s’expliquer sur le rapport du détective qu’elle invoquait. Faute de donner cette occasion à Madame R., Madame F. ne peut avancer que Madame R. aurait menti alors même qu’elle était confrontée aux faits, confrontation en réalité inexistante. La Cour relève encore qu’en tout état de cause, il n’appartient pas à un travailleur de se justifier sur ses relations amoureuses auprès de son employeur.

La Cour du travail conclut en constatant que la rupture de confiance est certes avérée, mais ne résulte pas de faits gravement fautifs.

Dans un second temps, la Cour du travail se penche sur la question du licenciement manifestement déraisonnable au regard de la CCT n°109 du 12 février 2014 concernant la motivation du licenciement.

Dans ce cadre, elle rappelle deux éléments importants : d’une part, le contrôle du caractère déraisonnable du licenciement ne porte pas sur les circonstances dudit licenciement et d’autre part, il est admis que seul le « pourquoi » du licenciement compte et non le « comment ».

La Cour constate alors que les motifs invoqués ont été communiqués à Madame R. et qu’ils sont en lien avec la conduite du travailleur tandis que Madame R. reste en défaut de démontrer en quoi un autre employeur normalement prudent et raisonnable n’aurait pas décidé du licenciement.

Elle décide qu’il n’y avait pas lieu de prendre en compte les modalités de l’audition pour apprécier le caractère manifestement déraisonnable du licenciement et qu’au surplus aucun élément ne permet de mener au constat d’un licenciement déraisonnable.

Take away / Que retenir ?

L’arrêt en question constitue un bon rappel de ce que :

  • toute faute entrainant une perte de confiance ne constitue pas automatiquement un motif grave. Il convient d’avoir égard aux trois éléments de ce concept (une faute (i) qui soit grave (ii) et qui rende immédiatement et définitivement impossible la poursuite de la collaboration professionnelle (iii)) ;
  • les faits relevant de la vie privée peuvent être invoqués à titre de motif grave, à condition d’avoir des répercussions suffisantes sur la vie professionnelle ;
  • pour plus de sûreté, l’audition préalable dans le cadre d’un éventuel licenciement pour  motif grave ne peut prendre le travailleur par surprise. Cette audition doit être l’occasion d’une confrontation avec les pièces en possession de l’employeur.